Brève histoire des politiques des publics

Ken devant son hôtel, à Nagasaki (Voir légende en fin de billet)

Pourquoi est-il si difficile, pour les pure players du Tourisme, de travailler avec le milieu culturel institutionnel? Quels sont les « objectifs » en matière de fréquentation, quels sont les méthodes, les moyens du milieu culturel ? Quelle est l’histoire des études des visiteurs (on ne dit pas “clients”, bien qu’ils payent leur entrée ou achètent des catalogues) ou de  de la médiation culturelle?

Voici en abrégé – le vrai texte fait 25 pages, argumenté de chiffres, d’études, de résultats, de statistiques etc…) – mes hypothèses pour mieux  comprendre pourquoi et comment  nous en sommes là aujourd’hui : seuls 10% des sites culturels savent bien profiter, en France,  des compétences du Tourisme (Stratégies, Marketing, Economie, Etudes), et il s’agit, pour la majorité d’entre eux, de sites culturels qui relèvent du secteur privé.

I – DEFINITIONS ET MISSIONS CULTURELLES

Vous accueillerez “Le  public le plus large possible” , déclara  en 1959 le premier Ministre de la Culture, André Malraux, qui fixa le cap, avec cet objectif, du rôle des élus et des directeurs des établissements et évènements culturels. Et,  pour 50 ans, ces mots furent gravés dans le marbre, ce cap étant encore le même  aujourd’hui.

Cet objectif idéal,  « Le plus large possible », était le fruit d’un pari légitime : on n’imagine pas une définition « Vous accueillerez  le public le plus restreint possible », même en 1959. Il fallait surtout amener du neuf, du public « populaire », se démarquer des images anciennes, celles des palais princiers et des cabinets de curiosités d’érudits, celles des opéras éphémères ou des Fêtes galantes des XVIII et XVIII  siècle, tous lieux fréquentés par l’élite où le peuple n’avait pas forcément droit de cité. (Dans la même ligne furent créées aussi les « maisons de la Culture », la notion d’éducation populaire issue du front Populaire de 1936 voyait enfin une concrétisation, une rupture, un bouleversement rêvé depuis longue date).

  • Eduquer fut donc le maître mot, figeant  un modèle qui perdure encore largement. Le « plaisir », contrairement aux sites culturels anglais, américains ou du nord de l’Europe, n’arrive qu’en toute fin de “mission”. Le mot plaisir, sans doute trop éloquent, a d’ailleurs été changé en « délectation », ce qui fait plus chic, il est vrai. Délectation  de l’apprentissage,  sans doute ; ou de la découverte, alors que l’on sait, grâce aux études, que découvrir plutôt que de conforter ses propres connaissances est d’une difficulté inouie!.
  • Eduquer suppose qu’un « maitre » choisit d’enseigner, de former cette population de publics. Ce « maitre » aura donc à  sa disposition un monument, une pièce de théâtre ou encore un concert, une collection d’art contemporain et hop ! il  vous en fera une proposition de visite sur un dépliant. Vous ne comprenez pas tout ? Ce n’est pas grave, vous aurez des étiquettes, des catalogues, des conférences, des films, et aujourd’hui des « médiateurs » pour vous expliquer. On ne touchera pas, ou à peine, à l’offre. Surtout pas en fonction des goûts ou des particularités, des communautés différentes qui composent ce large public, car l’égalitarisme, que l’on retrouve aussi dans d’autres domaines, prévaut.
  • Eduquer veut dire aussi un minimum de temps et une langue commune : on oublie donc des gens qui ne font que passer, sont très pressés, ne veulent donc voir que des chefs d’oeuvre. Ou encore des étrangers qui parlent une autre langue que la nôtre ..Comme le cadre reste franco-fançais, la solution à la désaffection des publics passe encore par l’éducation : l’éducation artistique des jeunes, de la maternelle à l’université. Si les gens sont déjà éduqués, ils viendront parfaire cette éducation chez nous.
  • Inconvénient de ce raisonnement et des solutions proposées : on oublie juste au passage, plus d’un visiteur sur deux ! Les « départements des publics », à n’importe quel échelon des territoires, produisent chaque année   des milliers de pages et d’études et de bilans  annuels. Je vous mets au défi d’en trouver même une dizaine concernant  les publics touristiques actuels ou à venir, dont ceux de ces bassins de populations qui prendront le relais des visiteurs européens, dans les années futures,  et qui habitent les pays émergents. Inconvénient gênant, car en n’étudiant sérieusement qu’une moitié des visiteurs, l’autre devra se satisfaire des « mêmes propositions », pour comprendre ce qu’elle visite, alors qu’elle a des “représentations” culturelles  et des pratiques très différentes.

II – QUI EST LE PUBLIC ? TROIS GROUPES, POUR LA CULTURE

Les 3 catégories de publics

Ainsi, peu à peu, trois groupes de publics prirent forme : les habitués, grands chouchous, comme vous l’imaginez, des sites et des évènements culturels, les visiteurs potentiels, et le non-public, appelé aussi “public empêché”.

1. Les habitués

On les connait bien mieux que les deux autres groupes, car ce sont ceux que l’on doit éduquer en priorité : les scolaires, et ces adultes “BAC+” des classes moyennes et supérieures françaises.

90% des programmations et des études de publics continuent pourtant de se pencher sur eux, et de les gâter puisque l’offre  correspond à peu près à leur profil, aujourd’hui. Priorité sera aussi donnée aux publics de proximité, pour rentabiliser les finances publiques locales et remplir le bilan de fin de mandat avec ce service culturel à la population (Ville, Département, régions et leurs groupements…).

Au palmarès du baromètre de l’affection des équipes et des directeurs culturels, on trouvera un « public en or », soit ces fidèles enseignants, étudiants, associations ou particuliers qui peuvent apprendre et étudier durablement, c’est-à-dire en revenant  plusieurs fois dans l’année et cela chaque année. Ils supportent tout : les difficultés d’accès, les guides érudits et pas toujours aimables, la signalétique souvent incompréhensible – ils connaissent si bien le lieu qu’ils iraient les yeux fermés…- . Le dimanche, ils viennent en famille, avec leurs amis. Et ce sont aussi de très bons porte-voix des activités : avec eux le bouche-à-oreille est assuré, même si les mêmes bouches parlent souvent aux mêmes oreilles.

Bref, selon tous les constats, le profil de ce public d’habitués varie peu ( cf. l’Observatoire des Publics créé en 1989), vieillit, fait partie des couches sociales favorisées, et la grande majorité de l’offre culturelle correspond à ce profil : discours logique, muséographie des espaces discrète et “classique”, pédagogie souvent “externalisée”, pour ne pas gâcher le discours ou l’accrochage des oeuvres…Interactivité limitée , nouvelles technologies très peu présentes.

2. Les publics potentiels

Les publics potentiels n’eurent un “droit de cité sérieux et officiel”, si j’ose dire, que dans les années 1990, après les folles années de rénovation des monuments, des musées, grâce une première étude sur ce seul sujet lancée pour préparer la création du musée des Abattoirs de Toulouse (Etude de J.Schaub). Cependant le scepticisme sur la notion de potentiel, qui avait trop le goût du marketing, des marchés- mots quasi- interdits dans les milieux de la visite culturelle- ne permit pas la généralisation de ce type d’études, hélas. On replaça vite la sociologie aux manettes, et nous eûmes le plaisir de disposer encore de centaines d’études, d’analyses, d’informations nouvelles et de colloques, débats…sur le profil 1, celui des visiteurs habitués et français.

Aujourd’hui, vous l’avez sans doute remarqué, seul le Tourisme institutionnel ou les agences privées peuvent réaliser de très bonnes études, avec les méthodes, éprouvées depuis 20 ans dans les autres pays, sur l’accueil, au sens large,  des visiteurs.  Cependant ces méthodes  évoluent très  vite, actuellement,  avec les changements actuels qui modifient le paysage, des pratiques web au e-commerce, de la communication multicanal  aux stratégies prévisionnelles pour le futur ; nous le vivons au quotidien, les acteurs du Tourisme  savent  réactualiser leurs connaissances  en permanence,  par une veille pointue qui analyse les innovations et leurs résultats concrets.

La Culture, qui a pourtant franchi un pas, en 30 ans, en intégrant des pros de la Communication, ne recrute pas encore en interne des petites flèches du marketing, du web ou du Pricing, sauf exception (Coucou Samuel !). Elle leur préfère des universitaires, des sociologues, des médiateurs des sciences ou sciences humaines, qui ne sont pas au même tarif, certes, car ces experts  coûtent très cher, mais n’ont hélas ni les connaissances  que nous venons d’énoncer, pour être réellement opérationnels, ni même une connaissance exacte de ce qui se fait « ailleurs » qu’en France dans ces secteurs de pointe. Très disciplinés, en plus, ces professionnels de la culture souhaitent de toute évidence que perdure et soit reconduit le système, très rarement remis en question en interne et recrutent leurs pairs à leur image, en n’innovant, prudemment, que dans les marges.

3. Ceux qui ne viendront jamais, mais….

Ceux qui ne viennent jamais en habitués, soit généralement 90% d’une population locale, sont pris en charge par des programmes et des financements publics : ce sont les « Publics empêchés », comme la Culture les appelle, des Hôpitaux et des Prisons ou les personnes handicapées ; les jeunes des cités péri-urbaines ou les habitants  des zones rurales…De très nombreux programmes et financements  les concernent, localement, après un conventionnement national avec les ministères dédiés à ces domaines (Justice, Politique de la Ville, Handicap, Santé..et Culture). Des techniciens médiateurs sont souvent formés et recrutés pour ces publics, appelés parfois « spécifiques ».

b) Ceux qui ne viendront jamais, sauf exception, parce qu’ils qui sont au bout du monde, ou vivent dans des conditions extrêmes, ou n’ont pas du tout le goût ou l’idée de venir – d’autres priorités, dont  « ne rien faire » – , ceux-là ne font l’objet d’aucune sollicitude ou offre particulières.

Même avec la possibilité de les joindre, de les faire participer aux contenus, de les distraire des difficultés de leur quotidien, aujourd’hui (Ah ! le web !) ces trois milliards de personnes ne font pas l’objet de programmes, comme les précédentes, alors que, loin d’être un « public virtuel », nous avons tout de même à faire à des « vraies personnes » ! Voyez les sites Internet des musées anglais ou américains, australiens, norvégiens, espagnols, canadiens,  suisses, etc… qui les ont pris en considération, ils sont étonnants d’invention et de dynamisme! Jamais ils ne « bradent «  la qualité » du discours, la qualité des jeux proposés aux plus jeunes, de la co-création d’expositions, car ils pensent simplement que l’amélioration de la fréquentation ne nuit pas à un site ou un évènement culturel, ce qui est vrai.

III – CONCLUSION

Certes les publics de “proximité”, les visiteurs fidèles et habitués, les scolaires et les enseignants  sont des piliers de la fréquentation, en permanence, il faut continuer à les intéresser, à leur faire des propositions. Mais ne pas “refaire parce que que l’on sait faire”, interroger les objectifs, les procédures, évaluer les résultats, concevoir de nouveaux programmes, supprimer ceux qui fonctionnent mal, ne jamais oublier le plaisir……Tout cela devrait conduire à l’élaboration de nouvelles stratégies, à une interactivité plus forte entre ceux qui décident de l’offre culturelle et ceux qui souhaitent la comprendre. Recruter de nouvelles compétences, former les opérateurs aux connaissances actuelles, mieux anticiper les pratiques culturelles du futur, voilà un projet réjouissant.  Les Greeters sont, à mon avis, un très bon exemple d’une nouvelle démarche, avec toutes ces qualités nécessaires aujourd’hui pour changer, repenser avec intelligence et générosité  la visite culturelle.

Porter davantage d’attention aux « non-publics », aux publics potentiels, aux visiteurs très éloignés et étrangers bouleverserait la donne : les objectifs ; les fameux programmes ;  la formation des professionnels ; l’offre et son “public idéal, le plus large possible”; la “hiérarchie des décisions, du haut vers le bas; ( Directeur vers les équipes : programme du lieu vers les publics…). Mais ce regard décalé permettrait aussi de désenclaver les réseaux culturels en proposant de nouveaux partenariats.

« Continuons, mettons encore davantage de moyens, et nous allons  bien y arriver ! »Sauf que non, à mon avis, nous n’allons pas y arriver, car en 30 ans nous  sommes donc  loin du but fixé par Malraux, et nous n’avons pas évalué, pas pris la liberté de changer d’”idéal” , alors que le monde a, lui, complètement changé depuis 10 ans. Et on ne peut pas dire que nous n’y avons pas mis les moyens nécessaires . On  (L’Etat, les collectivités territoriales) a rénové et construit des centaines de lieux, élaboré des milliers de procédures, formé des personnels, recruté, négocié, créé des “Journées de..”,  des Visites “insolites”, des Cartes Etudiant ou d’innombrables  conférences, films, débats, ateliers pour enfants…  Malgré cette “mobilisation générale”, l’ indicateur ” nombre de personnes reçues par rapport à la population locale” (Ville, intercos,département,région…), vu que la qualité est toujours au rendez-vous, ne donne pas de bons résultats. Nous avons même plutôt échoué, de l’Opéra de Paris à l’intercommunalité des Vosges en passant par Narbonne ou la Mayenne, à changer le profil des visiteurs.

Enfin et surtout, je suis certaine que ce que l’on ferait pour les publics lointains ou « peu habitués » à la culture, plairait aussi au « public le plus large possible ». Sauf pour les 150 sites qui sont en sur-fréquentation, de la Sainte Chapelle aux   petites “capacités de charge” des maisons d’écrivains, cryptes d’églises, trop petites salles de concerts, spectacles, etc.. ( Sur plus de 10  000 sites ou manifestations temporaires  ouverts à la visite), la fréquentation est tout de même d’une homogénéité impressionnante, et pas toujours satisfaisante quantitativement.

Je suis également certaine aussi que ceux, élus et professionnels, qui ont pris les devants, même s’ils sont peu nombreux en proportion (~10% des établissements et des évènements) sont en nombre suffisant (deux ou trois cent personnes, très présentes dans ce petit blog, parmi lesquelles celles avec qui  j’ai la chance de travailler) pour égaler les meilleurs du monde entier, aujourd’hui et à l’avenir.

Ken à la piscine de l'hôtel Lutétia, reconvertie en novembre 2010(Hermès)

KEN  garde le Petit !

Ken devait garder le Petit au bord de la piscine, vu que la remplaçante de la remplaçante de la Nounou prévue avait encore fait faux bond…Toujours la même histoire, dès que Barbie, son ex,  lui confiait le Petit, son premier réflexe était d’appeler le Room Service, puisque vous le savez, Ken est un   Touriste parfait et vit dans des palaces pour assurer aux pays où il travaille un maximum de « retombées  financières ». Bref, Ken  réservait toujours  une « jeune fille » pour garder le Petit, l’hôtel ne recrutant que des nounous hyper diplômées, médecins et jolies, pour que les enfants  les aiment au premier regard. Mais voilà, même en anticipant parfaitement, en demandant à l’Hôtel que quatre au moins de ces nounous parfaites soient disponibles, « au cas où… », il y avait des “ratés”, même dans les 7 étoiles…Et, une fois tous les deux ans, à peu près, il devait garder le Petit lui-même…Tout seul ! Que dire à un enfant si jeune? Comment le prendre en charge?  Il ne savait pas. Aucune idée. Angoisse. Il appela Marcel Ruffo, qui lui donna quelques pistes pour que les 6-12 ans prennent du plaisir…

Photo du haut : Ken au Garden Terrace Hôtel de Nagasaki (Japon, architecte Kengo Kuma) A mi-pente du Mont Isa, cet hôtel a vue sur la baie de la ville développée au XVI éme siècle avec l’arrivée des portugais.  Jusqu’à son anéantissement le 9 août 1945 à 11.02H. L’hôtel , tout en bois, comprend quatre unités différentes, avec des toitures hallucinantes. K.Kuma est aussi l’architecte de la Cité des Arts et de la Culture de Besançon, du frac de Marseille, du Conservatoire de musique d’Aix-en-provence, etc…

 

1 Commentaire

  1. Merci pour cette excellente analyse. Le bonjour à Ken!

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